Depuis que l’Italie s’est alignée sur ses voisins européens en fermant ses frontières aux étrangers « extra-communautaires » et que la Côte d’Ivoire est passée à la chasse active des étrangers de la CEDEAO installés sur son territoire, à l’instar d’autres ressortissants subsahariens, les Burkinabè sont de plus en plus nombreux à s’intéresser aux possibilités qu’offre la Libye, ce pays pétrolier dirigé par un des chantres les plus convaincus de l’Union africaine qui est en voie de devenir une nouvelle porte d’entrée vers l’Europe du Sud pour les candidats à l’immigration. Si les relations entre la Jamahiriyya arabe libyenne socialiste et le Burkina Faso ont varié à mesure que les dirigeants burkinabè se sont succédé au pouvoir [Maïga, 1986] et que, plus globalement, la coopération arabo-africaine s’est transformée [Charbel, 1989], elles sont néanmoins demeurées excellentes sur la longue durée. Aujourd’hui, les liens privilégiés qu’entretient Mouammar Kadhafi avec son homologue burkinabè n’ont de secret pour personne : Blaise Compaore appuie largement la politique africaine du premier et est considéré, à juste titre, comme l’un des piliers de la construction de l’Union africaine.
Reste que le décalage est saisissant entre d’une part, les discours politiques prônant la fraternité africaine, l’ouverture à une main-d’œuvre subsaharienne et, d’autre part, l’hostilité récurrente des hôtes libyens et les accords passés avec les pays européens, lesquels débouchent sur des emprisonnements et des expulsions. Cette tension s’est exacerbée encore davantage une fois levés l’embargo onusien en 1999 et les sanctions de l’Union européenne concernant notamment, en octobre 2004, l’interdiction de livraison d’armes. Dans ce nouveau contexte où, en échange d’une reprise des relations diplomatiques et commerciales avec l’Europe, le gouvernement de Kadhafi accepte de jouer le rôle de « sentinelle avancée » pour les pays de l’Union européenne principalement préoccupés par la défense de leur « forteresse » nouvellement élargie, quelle place occupent désormais les migrants africains, et plus particulièrement les Burkinabè ? De quelle latitude disposent ils pour mettre à exécution leur projet migratoire ? Quelles peuvent être, à présent, les modalités de leur insertion professionnelle et résidentielle dans les villes libyennes ? Dans quelle mesure cette nouvelle conjoncture influence-t-elle leurs relations avec la population locale ? Enfin, quelles sont les retombées au Burkina Faso à la fois de ces migrations et de ce changement de « politique migratoire » conduit aussi bien en Libye qu’en Europe ?
À la suite des attentats de Lockerbie contre un Boeing américain (1988) et d’un DC10 d’une compagnie française au-dessus du Ténéré (1989), des sanctions commerciales ont été imposées à la fois par les États-Unis et l’Union européenne en sus de l’embargo aérien de l’ONU en 1992. Le régime libyen a dû affronter une crise économique sans précédent, connaissant une inflation très forte assortie d’une dévaluation du dinar. Dans ce contexte tendu où le pays a notablement perdu de son attractivité pour les travailleurs maghrébins, le « guide » de la révolution libyenne a prospecté de nouveaux alliés sur le continent. Pour contrer l’embargo et sortir de son isolement forcé, il s’est efforcé de mobiliser les peuples autour de l’idée d’« Union africaine ». Il est ainsi à l’origine de la création et du financement de la communauté des États sahélo-sahariens (COMESSA) en 1998, cette organisation sous-régionale destinée à activer les échanges universitaires et commerciaux entre la Libye et les pays d’Afrique subsaharienne. Des accords de libre circulation et de libre échange ont été signés entre les États membres et la Libye a procédé à la suppression du visa de travail pour les Africains souhaitant s’installer sur son territoire.
Mais, si la Libye est un vaste pays peu peuplé, dont les besoins en main-d’œuvre ont toujours été importants, son gouvernement alterne depuis longtemps entre une politique d’ouverture et de fermeture, au gré de ses intérêts géopolitiques. Les expulsions massives ou les reconductions à la frontière organisées notamment en 1995 à l’encontre de milliers de Palestiniens puis de Soudanais, victimes de la dégradation des relations diplomatiques entre les États ont conduit le dirigeant libyen à attirer de nouveaux migrants pour compenser le départ de ceux qui venaient d’être refoulés [Pliez, 2004a]. Et s’en est suivie une intense activité diplomatique sur le continent africain, au-delà des zones frontalières ; Kadhafi multipliant à l’envi ses discours panafricanistes enflammés – « Je me suis endormi à côté de quatre millions de Libyens, je me suis réveillé à côté de quatre cents millions d’Africains » – destinés à justifier la création du CEN-SAD. C’est alors que les contrôles aux frontières se relâchèrent sérieusement et ostensiblement.
Immigré, clandestin, terroriste : une confusion des genres en voie de disparition ?
Au nom de l’unité africaine, pendant plusieurs années, les ressortissants de l’Afrique subsaharienne ont pu ainsi s’installer sur le territoire libyen sans que le visa ou la carte de séjour soient exigés. Ce qui ne veut pas dire que ces documents n’existaient pas. Des visas de visite pouvaient être accordés pour un mois, renouvelables deux autres mois [Grégoire, 2004]. Ibrahima, qui est arrivé en Libye en 1986 et qui travaille actuellement dans une usine de fabrication de boissons, explique qu’il a pu obtenir une carte de séjour grâce à des relations (à renouveler chaque année) ainsi qu’un contrat de travail. Mais, les conditions d’entrée et de séjour des étrangers en Libye n’étaient pas véritablement réglementées aux frontières. Les autorités exigeaient seulement un certificat médical rebaptisé « ticket sanitaire » par les migrants subsahariens. Ce document pouvait être obtenu sans difficulté à l’hôpital sitôt leur arrivée, même « clandestine » dans le pays. Certains juristes ont parlé d’un « vide juridique » pour qualifier la politique migratoire libyenne [Perrin, 2005]. Et cette absence de règles établissant les modalités ainsi que les conséquences de l’illégalité a conduit à moult reprises à un traitement arbitraire des situations [7]. La notion d’« étrangers en situation irrégulière » semble être convoquée par les autorités libyennes dès lors qu’il s’agit de cautionner une expulsion ou un acte xénophobe. C’est ainsi qu’à l’occasion du refoulement de 2000, le gouvernement a évoqué la présence « d’individus entrés illégalement en Libye » et expliqué que sur plus de deux millions et demi d’Africains habitant en Libye, 1700 seulement disposaient de cartes d’identité (AFP, le 1.11.2000). De la même manière, en juin 2003, à l’occasion de la visite d’amitié du président burkinabè à Syrte, le colonel Kadhafi rappelait que les expulsions massives de 2000 concernaient des étrangers en situation illégale : « Je suis vraiment désolé pour ce qui s’est passé. Mais il faut savoir que ce n’étaient pas des actes qui étaient spécialement dirigés contre les Burkinabè. Il y avait beaucoup de sans-papiers de toute origine et ça a touché par exemple un million d’Égyptiens qui étaient ici en Libye. Cela dit, il faut reconnaître que ce sont des gens qui sont entrés ici illégalement, sans papiers, sans travail, sans contrats et c’est ce qui a poussé certains de nos compatriotes à réagir comme on l’a vu… ». Les dernières expulsions d’octobre 2004 de milliers d’Africains ont été également organisées au prétexte que ces derniers n’avaient pas de titre de séjour valable sur le territoire libyen. Un migrant burkinabè, expulsé de Libye depuis notre rencontre en février 2005, faisait remarquer : « Ils nous demandent des papiers sans créer les conditions qui puissent nous permettre de les établir sur place en Libye… ils demandent le visa mais pour l’obtenir il faut aller à Ouaga et on n’a pas l’argent du billet d’avion pour aller là-bas… Alors qu’est-ce qu’on peut faire ? ».
Incomplète et soumise à la conjoncture géopolitique et économique, la législation libyenne en matière d’immigration est en voie de structuration depuis la suspension de l’embargo et les négociations conduites par Kadhafi dans le cadre du « 5 + 5 » avec ses partenaires européens et maghrébins ; elle devrait déboucher sur une véritable politique migratoire (Pliez, 2004b). Dès février 2004, alors que la pression européenne s’intensifie à l’endroit des « pays de transit » lesquels sont invités à devenir des « pays tiers sûrs », par effets d’entraînement, Tripoli durcit sa position à l’égard des ressortissants subsahariens, promulguant des lois plus restrictives et opérant des contrôles plus drastiques.
The General People’s Congress approved laws to restrict immigration and to expatriate African and other migrants who live in Libya but have no steady jobs. In addition, foreign workers including Sudanese are required to obtain a health certificate, showing they have passed successfully a series of clinical health tests, including HIV10. The certificate must be renewed every six months for restaurant workers and every year for others… Failing the test risks forfeits of identity papers, prisons and deportation. A health certificate and proper identity papers are required of any migrant worker.[Couteaudier et alii, 2005]
Selon les autorités burkinabè, depuis l’automne 2004, pour être en règle, les ressortissants désirant s’installer en terre libyenne doivent faire viser leur passeport auprès de l’ambassade de Libye à Ouagadougou puis se faire établir un contrat de travail auprès d’un employeur libyen à partir du Burkina et, enfin, se faire enregistrer au niveau de l’administration libyenne. L’ambassade du Mali à Tripoli a également confirmé l’obligation d’une carte de séjour depuis la fin 2004 pour les ressortissants ouest africains sans être, pour autant, en mesure de se référer à un dispositif juridique particulier. En juillet 2004, les 26 ambassades africaines présentes à Tripoli ont été informées du projet de rapatrier dans leurs pays respectifs tous ceux qui étaient entrés illégalement sur le territoire libyen. Or la majorité des migrants africains sont arrivés en Libye librement, au titre des accords de circulation du CENSAD mais aussi, clandestinement, c’est-à-dire en traversant les frontières terrestres à l’insu des autorités douanières.
Le mois suivant alors que la procédure d’expulsion était amorcée, reprenant à son compte la rhétorique agitée par les autorités italiennes sur l’invasion et la criminalité des migrants africains traversant le canal de Sicile, le ministre libyen des affaires étrangères évoquait de son côté « l’invasion » des immigrés : « Ils sont plus d’un million. S’ils restent encore dix ou quinze ans, la Libye nesera plus la même. Dans certains quartiers, ils imposent leur loi… On ne sait plus s’ils viennent vivre et travailler ou si ce sont des terroristes ». Si les discours européen et libyen s’accordent sur la menace que représentent les migrants, nouveaux envahisseurs des temps modernes, ils divergent sur un point : les migrants ne peuvent être tout à la fois des milliers à se fixer en Libye et des milliers à traverser la Méditerranée… Une fois de plus en Libye, ceux qui avaient été accueillis à bras ouverts en période d’embargo, deviennent persona non grata dès lors que la stratégie politique du guide de la révolution le commande et sans qu’aucune véritable législation entérine cette décision. Aujourd’hui, M. Kadhafi est disposé à soutenir l’Europe dans sa démarche sécuritaire en échange d’une relance des accords commerciaux et s’appuie notamment sur l’Italie pour organiser le rapatriement des migrants africains dans leurs pays d’origine. La situation s’est donc encore durcie pour les Africains subsahariens installés en Libye, sans que les ONG nationales ou les organismes internationaux en charge de la protection des migrants interviennent rapidement : « Depuis quatre mois [octobre 2004] il y a de plus en plus de rafles. Et ceux qui sont emprisonnés ne peuvent plus être libérés comme avant en échange d’arrangements. Avant ils étaient rejetés dans le désert mais depuis que le Niger a passé des accords avec la Libye, seuls les Nigériens peuvent regagner leur pays par la route. Les autres, ils doivent attendre d’être rapatriés volontaires ». En même temps que la Libye, supportée financièrement par l’Italie, expulsait par cargos des milliers d’Africains avec parmi eux des individus reconnus comme réfugiés par le HCR, un pont aérien était organisé à partir de Lampedusa assurant l’évacuation sur Tripoli de centaines d’autres ressortissants africains sans non plus leur garantir une protection internationale.
Une fois les dispositifs juridiques mis en lumière, à quoi ressemble, en définitive, la migration burkinabè en Libye sachant qu’elle s’est construite sur 25 ans et qu’elle est à la fois le reflet de la recomposition des relations diplomatiques entre l’Europe et les pays du Maghreb, entre la Libye et l’Afrique noire mais aussi des turbulences politiques qui se jouent encore plus au Sud, du côté notamment de la Côte d’Ivoire.
Libye : une direction nouvelle ou un épiphénomène ?
L’université de Tripoli : un lieu d’études pour des étudiants musulmans
À l’instar d’autres États arabes, la Libye du colonel Kadhafi a utilisé l’islam et la promotion de la culture arabo-islamique dans la perspective d’un rapprochement avec les pays d’Afrique subsaharienne ; la religion musulmane devenant un puissant moyen d’expression de résistance dirigée à l’endroit du capitalisme et de la corruption occidentaux. Non seulement elle a développé un enseignement arabisé en Afrique, finançant l’installation de medersas, de centres culturels islamiques ou encore la diffusion d’émissions religieuses sur les ondes nationales et fournissant le personnel enseignant nécessaire [Cisse, 1990]. Mais encore, elle a attribué des bourses aux étudiants africains désirant approfondir leur formation en théologie et en droit islamique sur le sol libyen. À la fin des années 1970, plus de 800 étudiants ressortissants de l’Afrique subsaharienne avaient pu bénéficier de ce soutien [Otayek, 1977]. Aujourd’hui, ils ne sont plus qu’une soixantaine. Les premiers étudiants voltaïques sont arrivés à Tripoli durant cette période. Longtemps perçue comme un bastion de l’animisme et du christianisme, l’ancienne Haute-Volta a connu sur son territoire une évolution sensible de l’islam ; elle a renforcé progressivement ses relations avec l’Égypte, la Libye, l’Algérie, la Tunisie, le Soudan, l’Arabie Saoudite et le Koweit, pays qui entendaient bien faire œuvre missionnaire en jetant les bases d’un développement ultérieur de religion musulmane dans ce pays africain alors fortement christianisé.
Au milieu des années 1980, des liens entre la révolution sankhariste et la Jamahiriyya socialiste se tissent. Dans le même temps que l’Ambassade du Burkina est installée à Tripoli, des accords de coopération culturelle entre les deux pays permettent à une quarantaine de lycéens et d’étudiants de répondre à l’appel islamique. Ayant fréquenté les écoles franco-arabes de Bobo Dioulasso ou de Ouagadougou, ces derniers pour l’essentiel Mossi ou Dioula viennent poursuivre, en tant que boursiers, leur cursus théologique à Benghazi, Al Beyda et Tripoli à la faculté Daawa Islamiya. Quelques-uns ont complété sur place cette formation initiale par un cursus d’agronome ou de médecine avant de rentrer au pays, les mêmes ou d’autres occupent aujourd’hui des postes importants au Burkina. L’un notamment est directeur de l’école centrale de la communauté musulmane de Ouagadougou. Plus rares encore sont ceux à être restés en Libye, intégrant les ambassades africaines ou les instances régionales en tant qu’interprètes et traducteurs. D’autres enfin, qui avaient étudié l’Islam en Libye mais aussi en Syrie, en Arabie Saoudite ou au Koweït, ont décidé de poursuivre leur route vers l’Italie où ils ont été repérés dans les plantations de tomates à la fin des années 1980.