De nombreux chercheurs ont souligné la capacité des migrants sénégalais, membres de la confrérie mouride, à user de solidarités religieuses pour faire fonctionner un réseau économique international. Outre la solidarité économique que le mouridisme génère, c’est tout un dispositif religieux que ces migrants transnationaux organisent au-delà, et en réseau, avec la ville sainte de Touba, au Sénégal. La circulation des taalibés mourides induit des délocalisations et des renégociations du dispositif religieux mouride [Bava, 2002]. Les disciples transportent leur religion dans chaque ville de migration, fondent des dahiras, et organisent de nombreuses manifestations. Si cette religion migrante a suivi des hommes et transgressé ses frontières initiales, les taalibés demeurent, quant à eux, fortement fidèles à la matrice originelle, par le biais de leur attachement à des lieux saints et, plus particulièrement, à la ville de Touba, mais aussi par la reconstruction permanente d’un ethos mouride [Bava, 2004] entre plusieurs territoires. Généralement, ce sont les disciples qui ont négocié leur religion dans la migration, devenant ainsi les véritables entrepreneurs de la confrérie à l’étranger. Afin d’illustrer les capacités qu’ont les Sénégalais mourides à installer et faire vivre leur dahira dans les lieux d’immigration ou de transit, nous considérerons trois espaces religieux déployés autour de figures de migrants aux parcours distincts. Ces trois espaces pourraient correspondre à des étapes dans l’histoire des migrations mourides : Marseille, une ancienne porte coloniale qui accueille depuis plus d’un siècle des commerçants africains ; Niamey, une ville africaine qui porte le souvenir des migrations intra-africaines et qui joue aujourd’hui le rôle de ville de transit dans la migration des populations subsahariennes les plus pauvres ; Le Caire, capitale du monde arabe attachée à l’espace religieux musulman mais également à un public de migrants désigné comme « élite musulmane ». Il s’agira avant tout de privilégier une approche en terme de compétences, [Berry-Chikhaoui, Deboulet, 2000] afin d’examiner dans chaque situation ce qui lie les parcours migratoires et les formes d’expressions religieuses convoquées, aux ré-appropriations d’espaces urbains observées dans des contextes sociaux différents. L’hypothèse retenue tend à considérer les espaces religieux musulmans (confréries, associations religieuses, universités) qui se déploient sur les routes migratoires comme des « espaces ressources », voire des supports de réseaux pour les migrations subsahariennes.
Le dahira commerçant de Marseille ou la fondation d’un nouveau territoire religieux mouride dans une ville d’immigration
Le mouridisme n’est pas un mouvement religieux qui, stratégiquement, décentraliserait son culte vers d’autres pays, poursuivant ainsi une logique prosélyte. Ce sont les commerçants mourides dans la migration qui ont impulsé le développement de lieux de cultes à l’étranger ainsi que l’élaboration de rituels délocalisés. Même si l’autorité confrérique est constamment interpellée, l’initiative première est venue des migrants et de la nécessité de maintenir et d’inventer un lien spirituel et matériel avec la ville sainte de Touba. L’organisation d’un dispositif religieux mouride dans la migration est une manière, pour certains, de reconstruire le mouridisme dans le lieu où ils vivent. Parfois seulement pour quelques années ou pour quelques heures occasionnellement ; l’essentiel étant de pouvoir ré-agencer l’ensemble des éléments symboliques qui composent le mouridisme dans une combinaison pratique et légitimante de leur condition de migrant. Des formes de bricolage [Mary, 2000] sont mises en œuvre. Tout d’abord, des aménagements rituels contextuels qui ne ré-interrogent pas encore directement le contenu ni le sens des rites et des symboles, puis d’autres formes de ré-agencement et de ré-interprétations qui permettent déjà à certains groupes d’acteurs d’opérer, grâce à la migration, des transformations dans le contenu historique du mouridisme, et par la même occasion de re-symboliser certains traits de la pensée mouride.
Entreprise essentiellement rurale à l’origine, le dahira inaugure la création d’une dynamique urbaine mouride. D’abord africain, puis exporté par les commerçants dans chaque ville de migration, il correspond à un mode d’implantation urbaine des membres de la confrérie. Il peut être considéré comme la forme urbaine du daara, cette communauté agricole maraboutique. Formé au départ par des Cheikhs, puis progressivement par les taalibés, le mouvement des dahiras débute vers 1945 quand les premiers mourides quittent le monde rural pour rejoindre les villes sénégalaises avec pour objectif de « reconstruire en ville les bases de l’unité et de la solidarité villageoise » [Diop, 1982, p. 80], d’apprendre le Coran, d’organiser des chants religieux et de venir en aide aux populations en difficulté [Cruise O’Brien, 1971, p. 253]. À Dakar, les migrants mourides ne possédaient pas de quartier spécifique si bien que le dahira servait aussi de lieu de rencontre. Ces espaces permettent aux disciples ayant fait allégeance au même marabout, ou tout simplement vivant ou travaillant dans un site proche, de se regrouper pour des séances de dhikr, de récitation des qassaïdes et de discussion. Ces cheikh-s sont aussi missionnés pour réunir l’argent nécessaire à l’organisation des événements religieux (magal, ziyara aux cheikhs) ou encore pour participer à l’élaboration d’infrastructures dans la ville sainte de Touba (hôpitaux, assainissement, requalification de la grande mosquée).
Néanmoins, si les mourides sont restés fidèles à leur marabout, si leur éloignement a sûrement relancé la dynamique confrérique et contribué activement au développement de la ville sainte de Touba, ce sont d’autres formes de rapports et de collaborations entre la confrérie et ses taalibés qui se dégagent au sein des différents types de dahiras.
À Marseille, des liens sacrés unissaient déjà la ville au Sénégal. La cité phocéenne était une étape du Massalia, un bateau qui reliait le Sénégal à La Mecque jusqu’à la fin des années 1970. Ainsi, régulièrement, des cheikhs musulmans sénégalais et des pèlerins transitaient par le port français et les taalibés installés dans la ville en profitaient pour les accueillir, pour faire des ziyaras, pour verser l’hadiyya, mais également pour leur procurer la marchandise qu’ils désiraient rapporter au Sénégal.
Ca a été un peu l’époque des pèlerins, parce que le bateau, il faisait Marseille avant d’aller seulement sur l’Arabie Saoudite. Arrivés donc à Marseille, tous les passagers, surtout les Sénégalais à l’époque, débarquaient pour acheter en fait des marmites, des sonos, des trucs comme ça. C’est là donc qu’on commençait à côtoyer les vieux Sénégalais qui nous dirigeaient dans les rues, la rue Nationale, le cours Belsunce qui était en fait un marché, la rue Petit Saint-Jean, la rue des Baignoirs. Donc ils se faisaient accompagner par ces gens-là (Nda : on parle ici des anciens et nouveaux migrants) pour faire le marché, et donc quand on a vu qu’il y avait un intérêt, on a commencé nous aussi, à partir des années 60-70, à prendre la marchandise pour la vendre directement à Dakar .
Si Marseille n’est plus le carrefour économique et religieux d’antan pour les mourides, elle reste encore très bien située dans le parcours des marabouts qui viennent rendre visite à leurs disciples.
À la fin des années 70, à Marseille, G. Salem évoque l’isolement comme le caractère commun de ces jeunes commerçants sénégalais : « Aucune “structure relais” ne semble venir compenser la faiblesse de l’organisation familiale : ces jeunes, livrés à eux-mêmes, ne comptent sur personne pour régler leurs problèmes » [Salem, 1981, p. 107]. Quelques-uns de ces jeunes fondent le premier dahira à Marseille, en 1983. Si on évoque déjà le réseau confrérique mouride dans les années 1980, on parle encore peu de l’organisation religieuse des migrants. En revanche, on observe l’aménagement de moments mourides originaux comme le grand magal de Touba dans les appartements des taalibés ou dans les salles de restaurants [Bava, Gueye, 2001]. Les premières manifestations religieuses liées à la mémoire collective du groupe se tiennent précisément au moment où les migrants mourides auraient aimé être présents dans la ville sainte.
Le dahira Touba-Marseille s’installe dans un appartement du 1er arrondissement, au centre de ce petit îlot de Belsunce que les Sénégalais appelaient dans les années 1980, le « Darou Salam » de Marseille, en référence à la première fondation villageoise de Cheikh Ahmadou Bamba, en 1884, du même nom. Les taalibés de Marseille, dans la lignée de la constitution de lieux mourides, ont aussi leur récit de fondation, leur version de l’histoire. On doit l’existence du dahira Touba-Marseille à un groupe de commerçants mourides soucieux d’avoir plus qu’un lieu pour prier, un lieu pour se retrouver, organiser des débats et des rencontres, des séances de dhikr, recevoir les marabouts de passage, et échanger biens de salut et biens matériels. En 1984, le dahira est déclaré sous le régime associatif de la loi 1901et Fallou, tailleur, en prend la direction pour cinq ans. Entre temps, il écrit à Sérigne Mourtada Mbacké, fils de Cheikh Ahmadou Bamba, pour officialiser aux yeux de la confrérie le dahira « Marseille-Touba ». À partir de ce moment, les réunions du dahira ont lieu le dimanche à 18 heures, dans cet appartement transformé pour l’occasion en salle de prière. Dans le contexte de la migration, l’évocation des poèmes de Sérigne Touba s’apparente à une charte morale d’action dans un monde qui exclut certaines pratiques et en appuient d’autres, notamment la doctrine du travail chère au mouridisme. Le dahira prend en charge les problèmes matériels que rencontrent les migrants tout en s’impliquant dans la gestion du quotidien. Quelques années plus tard, les mourides marseillais s’organisent pour refaire entièrement une salle dans un appartement à la hauteur de leurs ambitions religieuses : photos des différents khalifes et Cheikh-s sur les murs, moquette au sol et objets de décoration. S’il apparaît que l’inscription dans l’espace d’une communauté religieuse peut se lire comme un phénomène de stabilisation ou d’intégration [Halbwachs, 1941], comme certains chercheurs [Kepel, 1987 ; Diop, 1982] l’analysent dans les années 1980, cette territorialisation religieuse peut aussi répondre, paradoxalement, à un besoin de mobilité.
Après quelques conflits de générations qui remettent en cause tant leur mobilité que leur insertion locale, le groupe de jeunes commerçants à l’origine de la création du dahira cède la gestion du dahira « Touba-Marseille » aux aînés qui se pensent plus légitimes. Progressivement, les débats qui animent les premières réunions transforment le dahira en un lieu plus individualiste où chacun vient réciter ses prières et lire les qassaïdes. À partir de la fin des années 1990, le dahira n’attire plus autant de monde : une trentaine de taalibés seulement pour près de cent à ses débuts. Seules les grandes cérémonies de la confrérie rassemblent l’ensemble des disciples. Le dahira se recentre vers les affaires religieuses et, mise à part l’accueil des nouveaux, n’assume plus concrètement son rôle social. L’essentiel de ses actions est dirigé vers le financement des infrastruc-tures de la ville sainte. Les disciples les plus sédentarisés remettent en question ce fonctionnement ; ils désirent que l’argent récolté soit réinvesti dans la location d’un nouveau local à Marseille où pourrait être enseigné le Coran aux enfants de migrants. Soutenu par des étudiants qui assistent les enfants dans leur initiation coranique, ce projet serait géré à partir d’une « Maison Sérigne Touba », comme il en existe déjà à Paris, en Italie et aux États-Unis. Ces maisons financées par la confrérie sont ouvertes à tous les musulmans et sont gérées par le dahira local. Elles font office de lieu de prière, de bibliothèque, de centre ressource et accueillent les personnes en transit, marabouts ou autre taalibés. Toutefois, les conflits au sein de la communauté mouride marseillaise, entre les vieux, les familles et les jeunes étudiants ou Sénégalais français, bloquent l’installation de cette maison [Bava, 2002b]. Le fait d’organiser le mouridisme dans la migration n’est pas seulement un choix identitaire, il révèle une inscription du vécu des migrants sur le territoire marseillais, mais il signifie aussi une prise de position par rapport à la société locale et aux autres migrants musulmans. Cette affirmation est peut-être le signe d’un ancrage, mais un ancrage comme condition indispensable pour accepter la mobilité.
La requalification du centre-ville de Marseille a conduit au déménagement du dahira ; il se situe aujourd’hui dans le quartier de Noailles, de l’autre côté de la Canebière. Comme en Italie [Schmidt di Fridberg, 1994 ; Riccio, 2000] ou à New York [Ebin, 1993], les mourides, sans couper le lien ombilical avec la matrice de Touba, sont devenus de véritables entrepreneurs de leur religion en migration. Ces circuits mourides en migration permettent aux taalibés de participer à l’expansion du mouridisme à travers le rayonnement de Touba, mais ce dispositif confrérique, qu’ils organisent et font valoir, leur offre avant tout les moyens de participer à l’économie et à la vie sociale de leur pays. Tous ces jeunes qui, au Sénégal, sont déconnectés des activités productrices, contribuent par le développement d’un commerce transnational et de la circulation de biens religieux mourides, à produire du symbole, de la valeur religieuse et économique vers leur pays. Les taalibés reversent sous forme d’hadiya de l’argent à leurs Cheikhs. Cette richesse qui circule est la preuve de la réussite commerciale des membres de la confrérie mais atteste également de la force spirituelle (Baraka) du Cheikh. Dans la migration vers les pays du Nord, l’argent et sa circulation sont investis de sens religieux et aujourd’hui, l’éthique du travail – base du mouridisme – est progressivement remplacée par une éthique de l’argent et de la réussite [Bava, 2004]. La gestion du dahira est aujourd’hui partagée entre la légitimité religieuse de certains, la réussite économique de quelques autres et l’insertion locale des derniers.