Courant 2003, les pistes sahariennes entre le Soudan et la Libye ont été interdites à la circulation, officiellement à la suite de l’aggravation du conflit du Darfour. C’est ainsi le plus important dispositif migratoire et marchand terrestre transsaharien qui est en voie de démantèlement, sans aucun le doute le plus dynamique jusqu’au début des années 2000 et, paradoxalement, l’un des moins connus.
Cet arrêt des échanges terrestres constaté entre la Libye et le Soudan est en porte-à-faux avec l’image d’itinéraires empruntés par un nombre croissant de migrants originaires d’Afrique subsaharienne que les médias ont assez largement amplifiée. Et il est vrai que cette image connaît un écho certain dû à l’évidente survalorisation d’une lecture des migrations subsahariennes au prisme de leur seul transit vers l’Europe, notamment dans les cénacles politiques de l’euro-méditerranée. Nombreux sont en effet ceux qui, notamment en Italie, se sont livrés ces deux dernières années à une surenchère verbale bien éloignée de la réalité tel que M. Pisanu, ministre italien de l’Intérieur, qui déclarait en juillet 2004 devant le Parlement que deux millions d’Africains et d’Asiatiques présents en Libye étaient en attente d’un passage clandestin en Europe. On sera au mieux tenté d’expliquer de telles approximations à la fois par une carence en informations récentes sur la partie orientale du Sahara, partagé entre la Libye, l’Égypte, le Tchad et le Soudan mais aussi par une difficulté à quantifier de manière fiable les flux migratoires transsahariens. Or cette difficulté à quantifier, et en conséquence à hiérarchiser ces flux selon les routes empruntées, a contribué à opacifier les dispositifs migratoires qui se sont mis en place entre les deux rives du Sahara et à laisser libre cours à des spéculations souvent bien éloignées des réalités vécues par celles et ceux qui à divers titres participent de cette circulation.
La présence soudanaise en Libye est pourtant notable puisqu’on estime le nombre de leurs ressortissants à une large fourchette de 500 000 et 800 000 [2] personnes, soit la seconde communauté immigrée après les Égyptiens et la première parmi les ressortissants d’Afrique subsaharienne. Si la large majorité d’entre eux sont des Musulmans venant du nord et de l’ouest du pays, leur statut n’en reste pas moins ambigu. En effet, si dans les classifications de la statistique nationale libyenne, les Soudanais sont classés dans le groupe des « Arabes », et sont à ce titre libres de circuler entre les deux États, ils n’en demeurent pas moins souvent considérés par l’opinion publique libyenne au mieux comme des « étrangers non arabes », au pire (compte tenue de la manière dont ils sont traités en Libye) comme des « Noirs » et de ce fait souvent pris pour cible des expulsions et des tensions bilatérales ou communautaires. Or ce hiatus entre définition statistique et représentation de l’opinion publique vis-à-vis des immigrés soudanais en Libye a d’évidence contribué au gonflement des chiffres de « migrants subsahariens en transit vers l’Europe » en procédant à un amalgame entre des populations dont les motivations et les conditions de séjours varient très fortement.
Les routes empruntées par les migrants et les marchandises entre la Libye et le Soudan constituent l’un des axes majeurs du renouveau des circulations entre les deux rives du Sahara. Mais on oublie souvent que les échanges terrestres entre les deux États sont anciens puisque leurs prémices datent des années 1960. D’autant plus qu’ils se sont très largement densifiés au fil des années 1980 et 1990, alors que le régime libyen, à la recherche de soutiens extérieurs pour contrebalancer sa mise à l’écart sur la scène internationale, a déployé une politique de rapprochement avec un certain nombre d’États africains, notamment ceux qui sont frontaliers. Ces éléments de la géopolitique régionale sont connus pour avoir été amplement décrits par les observateurs de la région saharo-sahélienne [3].
Or, le long des pistes transsahariennes entre la Libye et le Soudan, un véritable espace migratoire et marchand transnational a émergé. Il est composé de petites villes et de marchés de différentes tailles, constituant autant de points de rupture de charge sur des itinéraires longs de plusieurs milliers de kilomètres entre Khartoum et le nord de la Libye. Comment et à l’initiative de qui s’est-il mis en place ? Au fil des années, ces lieux, bourgades ou marchés, produits par les flux d’échanges entre le Soudan et la Libye, se transforment, s’insèrent dans les espaces urbains, deviennent les maillons de nouveaux réseaux d’échanges transnationaux, et parfois des leviers du développement local. Quid de leur pérennité et de leur adaptation au nouveau contexte qui se dessine non seulement entre les deux États mais surtout aux réseaux migratoires et marchands transnationaux qui lient le Soudan à l’Afrique, la Méditerranée et au Golfe arabo-persique ? La fermeture de la frontière terrestre entre la Libye et le Soudan nous permettra donc de mettre en lumière la construction des « routes transsahariennes » dont on suppose, souvent à tort, qu’elles ne sont devenues des voies de circulation notables que depuis les années 1990 alors qu’elles sont bien souvent le fruit de mouvements migratoires plus anciens qui lient le Sahel au Sahara maghrébin.
La manière dont des flux d’échanges se sont mis en place par la voie terrestre entre le Soudan et la Libye des années 1960 aux années 1980 est un véritable cas d’école d’une situation commune aux autres États sahéliens, Tchad et Niger notamment. Ces flux combinent systématiquement les transports de marchandises et de migrants et s’étendent en l’espace d’une trentaine d’années d’un champ migratoire circonscrit au Darfour à l’ensemble du Soudan au gré des relations bilatérales avec la Libye, jusqu’à devenir l’un des principaux axes migratoire et marchand transsahariens durant les années 1990.
Dés les années 1960, l’exploitation des hydrocarbures en Libye et le décollage économique qui s’ensuit vont entraîner un appel à la main-d’œuvre immigrée. Les flux migratoires sont d’abord étroitement circonscrits à la partie occidentale du Soudan, qui correspond à la province du Nord-Darfour. Quoique frontalière du Tchad, cette région est enclavée, mal reliée au reste du Soudan et notamment à la capitale, Khartoum. Elle est peuplée de populations de pasteurs-nomades vivant pour l’essentiel de l’élevage sur les marges semi-arides saharo-sahéliennes qui trouvent à s’employer sur les chantiers libyens.
Mais c’est au fil des années 1970 que les flux de travailleurs s’amplifient réellement sous la double conjonction du boom pétrolier libyen, lequel entraîne une demande croissante en main-d’œuvre, mais aussi des sécheresses (surtout 1968-1973 et 1983-1985) qui perturbent l’économie pastorale du Sahel. L’émigration temporaire depuis le Darfour vers la Libye touche alors toutes les communautés d’éleveurs des marges sahéliennes ; les hommes vont partir travailler pour des périodes allant de quelques mois à 2 ou 3 ans afin de compléter leurs revenus amputés par la perte du bétail et de reconstituer leur cheptel.
S’il est difficile d’apprécier l’importance réelle de cette émigration, les chiffres officiels font tout de même état de l’arrivée de 35 personnes par jour en moyenne en provenance de Libye au poste frontière soudanais de Mellit ; et ceux qui ne se font pas enregistrer sont plus nombreux encore [Rasheed, 1988]. Les enquêtes menées durant les années 1980 auprès des Zaghawa [Ibrahim, 1988], la plus importante ethnie du Darfour, pointe déjà le fait que l’émigration vers la Libye touche tant les populations rurales qu’urbaines. Il est d’ailleurs fréquent que cette émigration soit précédée d’une période de travail à Khartoum permettant à ceux qui l’effectuent d’accumuler un capital suffisant pour se rendre ensuite en Libye. On estime alors qu’un foyer sur cinq compte un membre en Libye, comme dans la province tchadienne du Kanem, autre région pourvoyeuse d’émigrants du nord du lac Tchad, où des enquêtes avaient été menées par Jean-Charles Clanet [1981]. Or, une vingtaine d’années plus tard, une mission d’expertise au Darfour conclue que les proportions sont restées les mêmes [Couteaudier, 2005].
De tels flux, inscrits dans la durée, ont une seconde incidence : la Libye devient aussi un partenaire commercial de première importance pour les commerçants du Darfour. En effet, dans le sens sud-nord, le bétail élevé par les pasteurs de l’Ouest soudanais trouve à s’écouler sur le marché de consommation libyen et dans le sens nord-sud, les produits subventionnés par le gouvernement libyen sont exportés clandestinement pour être revendus sur les marchés du Sahel. Ce commerce illicite est d’une telle importance qu’il est estimé à 300 % du commerce légal ; un décalage qui reflète la diversité des sources d’approvisionnement puisque, à côté des négociants transfrontaliers, chaque migrant de retour au Soudan revient chargé de produits achetés avant son départ de Libye.
Au fur et à mesure que les échanges se diversifient et se densifient, un véritable réseau urbain transsaharien se forme entre les villes frontières d’El Fasher et Mellit côté soudanais et de Koufra côté libyen [Rasheed, 1988]. Mellit devient en conséquence à la fin des années 1980 un véritable « port saharien » où des agences de voyage organisent le commerce transfrontalier des marchandises et du bétail en camion. Mais déjà, le rayonnement commercial de la bourgade est important puisque des commerçants viennent s’y approvisionner depuis l’ensemble du Soudan en biens de consommation qui, via la Libye, atteignent Mellit à des prix très intéressants. Sur la piste qui court jusqu’à Koufra, le trajet long de 800 kilomètres dure de 25 à 30 jours pour le bétail et une semaine pour les camions, et en conséquence les petites oasis enclavées, Malha, El Atrun, Nukheila et Al Awaynat (fig. 1) deviennent des étapes d’approvisionnement en eau, de formation des convois et de contrôle douanier.
De la sorte, en une vingtaine d’années, un véritable champ migratoire international lie l’ouest du Soudan à la Libye, animé par des échanges importants et diversifiés par la voie terrestre allant tant du nord vers le sud qu’en sens inverse et structuré autour d’un réseau urbain transfrontalier. Mais déjà, à la différence des cas maghrébins ou turcs en direction de l’Europe occidentale, le champ Darfour-Libye se caractérise par l’étroite association entre migration et commerce. C’est d’une part le gage pour les transporteurs de ne jamais voyager à vide, condition sine qua non pour envisager la traversée saharienne, mais aussi pour les migrants de financer leur retour au Soudan et de contourner le problème de la non convertibilité des monnaies.
Le rapprochement entre Tripoli et Khartoum, après la prise du pouvoir par le régime militaire d’Omar al Bechir en 1989, donne un nouvel essor aux échanges transfrontaliers terrestres. Cette période marque d’évidence le pic de l’émigration soudanaise en Libye puisqu’en juillet 1990, un accord d’intégration signé par les deux parties accorde la liberté de circulation aux personnes. Le champ migratoire dépasse alors le cadre du Darfour pour s’étendre à l’ensemble du Soudan puisque des émigrants de toutes les régions du pays se rendent en Libye au point qu’un second itinéraire, plus direct, plus accessible aussi pour les ressortissants du nord et de l’est du Soudan, est ouvert en 1993 via la Nubie soudanaise et la bourgade de Dongola.
C’est au même moment que la politique africaine de Kadhafi crée un contexte géopolitique suffisamment favorable pour que des migrants, dont les mouvements étaient jusque-là circonscrits aux espaces migratoires ouest et centrafricains empruntent les routes sahariennes, entrant en Libye par les villes de Sebha ou de Koufra [4]. Or si dans ce dernier cas, l’itinéraire le plus évident est celui qui part de la région du Lac Tchad, on n’en relève pas moins que des ressortissants de pays arabes et africains, Iraquiens, Algériens, et Somaliens, sont refoulés aux postes frontières libyens depuis le Soudan au prétexte que seuls les ressortissants soudanais sont autorisés à prendre cette voie (South African Press association, 04.95). Une route migratoire terrestre est donc rapidement ouverte par des migrants et des réfugiés venant de l’Afrique orientale (Éthiopie, Érythrée, Somalie) via le Soudan, parallèlement aux autres itinéraires identifiés plus à l’ouest (Mauritanie-Maroc/Espagne ; Niger-Algérie et/ou Libye ; Tchad-Libye).
Le Soudan, pays d’émigration ancré à la Libye, devient donc aussi, dans des proportions que l’on ne peut toutefois pas estimer, pays de transit des migrants depuis la Corne de l’Afrique. Cependant, même si la route dépasse rapidement le cadre fixé par les accords bilatéraux soudano-libyens, la place des Soudanais dans le total des migrants entrants en Libye est largement prépondérante sur toute autre nationalité puisqu’ils sont dans les années 1990 plusieurs centaines de milliers à être présents sur l’ensemble du territoire libyen. C’est en se greffant sur cet espace migratoire concernant progressivement des régions sahariennes puis sahéliennes, que les migrants subsahariens contemporains rencontrent des migrants sahéliens dont la maîtrise de la circulation transfrontalière est plus ancienne.
Cet espace migratoire reste donc indéniablement jusqu’à nos jours celui des Sahéliens venant travailler en Libye plus que celui des migrants venant d’autres parties du continent africain dont le poids numérique dans les flux de circulation demeure très probablement modeste. En effet, si l’on s’en tient aux statistiques officielles libyennes – malgré une évidente sous-estimation de la présence réelle de Subsahariens –, les neuf dixièmes d’entre eux sont originaires de seulement trois États, le Soudan (70,4 %), le Tchad (13,2 %) et le Niger (4,4 %) [Pliez, 2004b]. Or, malgré la croissance spectaculaire des effectifs de migrants, tout laisse penser que ces ordres de grandeurs de la présence d’immigrants subsahariens par nationalités n’ont guère changé par la suite ; voire se sont renforcés lorsqu’à partir des années 2000, l’ensemble du dispositif est remis en cause.
Démantèlement des itinéraires terrestres et réorientations des flux migratoires
Les signes avant-coureurs du démantèlement de l’espace de circulation Libye-Soudan étaient en effet déjà perceptibles depuis l’année 2000. C’est à ce moment-là que l’hostilité latente de l’opinion publique libyenne à l’égard de la politique africaine de Mouammar Kadhafi, sur fond de crise économique et de tensions sociales croissantes, culmine avec les violences de l’automne 2000 à Tripoli et Zawiya [Pliez, 2004b]. S’ensuivent des départs volontaires et des expulsions vers la plupart des États dont sont originaires les migrants subsahariens ; une première, à cette échelle depuis les dernières grandes phases d’expulsion de l’année 1995, lesquelles avaient touché des ressortissants de toutes nationalités, tant arabes qu’africains. Ainsi, les 200 000 Soudanais présents sur le sol libyen sont victimes de la dégradation des relations entre Khartoum et Tripoli puisque plusieurs milliers d’entre eux (70 000 ?) sont conduits sans ménagement jusqu’à la frontière entre les deux États. À partir de cette date, la Libye va clairement manifester son désir de réguler les flux de circulation de migrants, envisageant même de mettre en place des quotas annuels d’immigrants, probablement par souci d’apaisement vis-à-vis de la population libyenne mais aussi de ses partenaires africains.
Pour autant, le régime libyen ne s’engage clairement à surveiller plus étroitement la circulation transfrontalière des migrants qu’à partir des années 2002 et 2003, en contrepartie d’un soutien italien dans le cadre des négociations pour la levée définitive de l’embargo européen sur les armes. Rien ne transparaît officiellement dans les relations que la Libye entretient avec l’Italie et l’Europe d’une part, avec les États africains d’autre part. Cependant, la coïncidence des calendriers est frappante au point que l’on puisse se demander si les relations entre la Libye et l’Italie ne prennent pas alors le pas sur les relations avec le partenaire soudanais, entraînant en conséquence l’application de mesures de contrôles plus sévères vis-à-vis des migrants. C’est dans ce contexte qu’au mois de mai 2003 la frontière entre le Soudan et la Libye est fermée sur fond d’insécurité croissante des voies terrestres et d’aggravation de la crise du Darfour. Et alors que les tractations avec Rome s’accélèrent au fil de l’année 2004, la Libye promulgue en février des lois plus restrictives à l’encontre des migrants, conditionnant notamment la délivrance de la carte sanitaire – indispensable pour tous les étrangers présents sur le sol libyen – à des contrôles plus stricts ; enfin au mois d’août, Tripoli annonce aux consulats africains sa décision de rapatrier tous leurs ressortissants entrés illégalement dans le pays. Ces tractations italo-libyennes aboutissent au mois d’octobre de la même année à la levée des dernières sanctions européennes mais en parallèle la pression sur les migrants présents en Libye s’accroît mois après mois.
C’est donc rapidement l’ensemble du dispositif migratoire et marchand qui est perturbé. Car si durant les années 1990, les autorités libyennes refoulaient déjà de nombreux migrants au prétexte que la route n’était ouverte qu’aux Soudanais, cette restriction est en 2003 appliquée à l’ensemble des migrants et des commerçants toutes nationalités confondues. Notons au passage qu’un tel fait est de nature à pondérer tout classement hâtif de cette route au rang de la clandestinité puisqu’elle n’a été fréquentée qu’à la suite d’un accord bilatéral (1990) et tombe en désuétude lorsque celui-ci est remis en cause. Pour autant, la fréquence des expulsions de ressortissants soudanais (1995 et 2000 pour les plus importantes) montrait déjà les limites, mais aussi la fragilité, de tels accords.
Dans ce contexte, la suspension de l’embargo aérien en 1999, puis la création de la compagnie aérienne libyenne internationale, Afriqiyah Airways en 2001 reliant plusieurs fois par semaine Tripoli et Benghazi à Khartoum et de la Tibesti Airlines qui propose des vols hebdomadaires Benghazi-Koufra vers Nyala, al Fasher et Khartoum, a offert aux migrants subsahariens une alternative aux dangereuses routes terrestres. Elle permet en même temps de constater que ce sont avant tout les ressortissants de l’Ouest du pays qui continuent à se diriger vers la Libye, mais pour un montant (250 dinars libyens l’aller et 350 DL l’aller-retour, soit respectivement 150 et 210 euros) qui dépasse de beaucoup celui que la plupart de ceux qui prenaient la route peuvent payer. Et encore est-ce en négligeant le fret accompagné, plus onéreux qu’à bord d’un camion. L’option aérienne ne concerne en fin de compte que les commerçants au point que de nombreux vols seraient annulés faute de passagers [Couteaudier, 2005].
Après une période de mise en place où des témoignages de migrants convergeaient tous dans le sens de l’impossibilité d’emprunter ces avions entre Khartoum et Tripoli, il apparaît aujourd’hui qu’officiellement les voies aériennes se sont substituées aux routes terrestres. Mais le passage brutal d’une circulation terrestre sans contraintes majeures à une circulation par la voie aérienne laisse tout de même plusieurs questions en suspens, tant il est clair que de nombreux candidats à l’émigration vers la Libye ne peuvent réunir les moyens financiers suffisants pour prendre l’avion.
D’évidence, le report des flux d’un mode de transport terrestre vers la voie aérienne n’a pas pu être aussi systématique car la présence de Soudanais en Libye demeure importante. En conséquence, les mesures de restriction de la circulation par la voie terrestre frappe au premier chef les migrants qui circulent entre les deux États, partagés entre leur emploi d’un côté de la frontière et leur famille de l’autre. Compte tenu de la faiblesse des salaires versés en Libye, nombre d’entre eux n’ont pas d’autre choix que d’opter pour le trajet le moins onéreux, celui qui est généralement le plus long. C’est pour cette raison que des itinéraires de contournement (fig. 1) sont mis en place par des Soudanais travaillant déjà en Libye, lesquels varient selon leur statut. Dans le cas de ceux qui bénéficient d’un emploi salarié sous contrat, la solution la plus économique consiste à emprunter la voie terrestre via l’Égypte, puis le long de la vallée du Nil afin de prendre le ferry entre Assouan et Wadi Halfa. Pour les migrants-commerçants les plus modestes, qui continuent à revenir avec des marchandises, reste encore l’option de prendre un camion depuis Sebha ou Koufra et de rejoindre ensuite le Darfour via le Tchad. Or même si la construction de la route asphaltée entre N’djamena et Abéché est bien avancée, cet itinéraire double le temps de trajet tout en accroissant les taxes, les rackets et les risques pour ceux qui les empruntent [5]. Dans le même temps, ceux qui disposaient de fonds provenant de leur famille ou constitués lors d’une première migration à Khartoum ou en Égypte, peuvent envisager de se rendre en Libye comme commerçants. Ils y bénéficient en effet toujours de conditions de séjour légales grâce à leur passeport soudanais et Tripoli se maintient, voire renforce son rôle de « place franche » entre la Méditerranée et l’Afrique subsaharienne, ouverte à ceux qui viennent y commercer.
Mais la fermeture de la liaison terrestre a aussi entraîné une croissance des flux clandestins de voyageurs, notamment ceux des réfugiés éthiopiens ou érythréens empruntant la route de la Libye, révélant les effets néfastes d’une fermeture brutale et sans concertation des frontières terrestres et les amalgames auxquels procèdent les gouvernants de la région. Il peut paraître paradoxal qu’un tel flux s’accroisse alors que les conditions d’entrées en Libye se durcissent. Mais cette situation trouve son explication dans le contexte soudanais [6] où les pressions, tant des pouvoirs publics que des organismes internationaux chargés de la prise en charge des réfugiés (tels le Haut Commissariat aux Réfugiés), se sont accrues depuis le début des années 2000 afin que ces derniers rentrent chez eux. Or la longévité de leur installation au Soudan et la persistance des clivages politiques qui expliquent leur exil rend pour beaucoup ce retour impossible à envisager, quitte alors à emprunter les routes migratoires vers la Libye ou l’Égypte. La coïncidence des calendriers est d’ailleurs frappante puisque c’est au moment où un important plan de rapatriement des réfugiés vers l’Érythrée est mis en œuvre, entre 2002 et 2004, que l’on enregistre un nombre croissant d’Érythréens et d’Éthiopiens en Libye.
Les départs s’effectuent depuis le quartier éthiopien de Khartoum, via le souk libya. De là, les réfugiés sont acheminés par des passeurs jusqu’à Koufra, en Libye, par groupe de vingt personnes environ, en une dizaine de jours. Les passeurs rentrent alors à Khartoum avec à leur bord des migrants soudanais et des marchandises destinées à être vendues dans la capitale. Les chauffeurs sont des Libyens – condition indispensable pour franchir la frontière plus aisément –, qui parfois acheminent les Éthiopiens et les Érythréens jusqu’à Tripoli. Mais celui qui organise le voyage jusqu’à Koufra est un Érythréen qui connaît les prix du passage en Europe via l’Italie (entre 800 et 1200 dollars US selon le nombre de passagers) et les personnes à qui s’adresser en arrivant. Avant de passer en Italie, il faut parfois attendre 3 ou 4 mois à Tripoli. Une fois en Italie, ils se rendent à Bari où ceux qui sont déjà installés informent les nouveaux arrivants des conditions d’obtention du statut de réfugié en attendant un départ pour la Suède ou l’Amérique du Nord.
Cependant, ces flux modestes – seulement 20 à 30 personnes par mois environ –, se sont quasiment taris courant 2004 car les actions répressives de Tripoli à l’encontre de ces réfugiés se sont récemment multipliées. Ces tensions ont culminé en août 2004 lorsque des Érythréens, expulsés de Libye par charter en même temps que des Nigérians, détournent l’avion, forçant ses pilotes à atterrir à Khartoum dès qu’ils comprennent qu’on les renvoie en Érythrée. Si l’affaire s’est dénouée durant l’automne 2004 avec l’arrestation des pirates de l’air et l’acceptation par Khartoum d’accueillir ces réfugiés, le HCR de Tripoli a, par la suite, plusieurs fois alerté l’opinion internationale de la confusion faite par le régime libyen entre migrants et réfugiés, amalgamant les uns et les autres dans une politique commune de « gestion des flux migratoires » et d’expulsion.
La situation actuelle des communautés de réfugiés éthiopiens et érythréens, sommées par le pays hôte, en l’occurrence le Soudan, de retourner « chez eux » lorsque la situation politique devient plus favorable, a, dans le contexte actuel de revirement politique libyen, de nombreuses conséquences qui sont particulièrement dramatiques. Les mesures de contrôle de la circulation prises par les régimes libyen et soudanais ont pour effet de dissocier désormais clairement ceux qui ont les moyens ou pas de prendre l’avion ; ceux qui sont autorisés ou pas à franchir les frontières. Mais plus globalement, ce sont les migrants se trouvant dans les situations les plus précaires, les réfugiés transformés en migrants clandestins, ceux dont les salaires sont les plus modestes ou bien ceux qui trouvent seulement à s’employer dans le secteur informel et dont les compléments de revenus se fondaient bien souvent sur l’économie de transit, qui pâtissent du durcissement des conditions d’entrée en Libye.
Les répercussions de ces perturbations se font aussi ressentir dans les villes et les marchés qui s’étaient spécialisés dans ce transit.